Largement considérée comme un des plus grands talents du catch mondial, Sareee se distingue aussi et surtout par la singularité des voies qu’elle a choisi d’emprunter. Loin des conventions et des chemins traditionnels, elle mène une carrière en forme de testament laissé à sa discipline et s’épanouie dans un schéma qu’elle maîtrise dans son intégralité. Portrait d’une femme qui ne cesse d’interroger la notion d’indépendance et d’en questionner les contours.
Le catch est une discipline singulière. S’il est considéré comme une expression artistique, performance individuelle et cadre imposé s’y mélangent et la liberté n’y est que très rarement totale. Les catcheur·euses se produisent mais ne font qu’offrir leurs services au sein d’une production globale scriptée, devant constamment naviguer entre une proposition créative et des processus narratifs, logistiques ou décisionnels qui échappent à leur contrôle. Catcher, c’est composer. Donner vie à un personnage dont on ne maîtrise pas vraiment le destin. Être acteur·ice, mais pas de tout. Loin de là.
Se pose alors une question cruciale : dans cet univers si particulier, jusqu’où peut-on être indépendant et à quel prix?
Sareee, de son vrai nom Sari Fujimura, s’est posée la question très tôt. Des questionnements intimement liés à ceux de sa mentore, Kyoko Inoue, gloire des années 90 connue pour ses choix audacieux et son attachement à une forme d’authenticité dans un milieu d’apparences. Inoue considère le catch féminin japonais, le joshi puroresu, comme un patrimoine culturel à défendre et souhaite inscrire sa protégée dans une lignée en s’inspirant de noms légendaires parmi lesquels Jaguar Yokota et Bull Nakano. Préserver un héritage, affirmer une identité, honorer une tradition, tout en se tournant vers l’avenir en embrassant la modernité et ses exigences nouvelles, tels sont les piliers fondateurs de la promotion qu’elle crée en 2011, la World Woman Pro Wrestling Diana.

D’abord formée au karaté, Sareee y débute de manière professionnelle à l’âge de 15 ans. Rapidement, Inoue réalise que l’héritage qui lui est si cher est entre de bonnes mains tant son élève est prometteuse. Dans un cadre strict et exigent, Sareee développe une personnalité façonnée par la rigueur de son entrainement. Son indépendance est à ce moment-là intérieure. Sa liberté, proche de la définition qu’en fait le philosophe allemand Emmanuel Kant, c’est agir en fonction d’une loi qu’elle se fixe à elle-même. Sa robustesse de corps et d’esprit lui permettra de gravir les échelons à une vitesse exceptionnelle au sein de différentes structures, de la JWP Joshi Puroresu en passant par Sendai Girls. Une ascension précoce et fulgurante basée sur une exigence et une éthique de travail hors du commun. Si Sareee brille par son charisme brut, sa combativité, sa précision d’exécution et la solidité de ses fondamentaux, son talent le plus précieux réside dans une compréhension intuitive des schémas de narration. Sa grande force, c’est le récit. Elle l’envisage, le réfléchi et le façonne. Dramaturgie, temps forts, points culminants, comebacks, Sareee est une bâtisseuse d’instants. Une conception du catch aussi claire que sa volonté de la répandre.
C’est donc en toute logique que les sirènes américaines se manifestent quelques années plus tard. Sareee a 24 ans quand elle signe à la WWE en février 2020, rendant alors tangibles ses aspirations internationales et ses velléités de faire rayonner le joshi à travers le globe. L’incertitude, ça ne l’effraie pas. Elle y voit une forme de stimulation et une opportunité de repousser ses limites en s’attaquant à de nouvelles contrées. Élargir le champ des possibles et son rayon d’action artistique. Élargir le cadre. Nouveau départ, nouveau continent, nouveau public, et, pour elle qui porte un attachement infini à son identité, nouveau nom. La pandémie de Covid-19 ayant reporté ses débuts, Sareee devient Sarray en 2021. S’offre à elle un défi conséquent : conquérir le monde sans trop renoncer à ce qu’elle a construit jusqu’ici.
Des challenges personnels, elle en trouvera en quantités astronomiques. Dès son arrivée, elle se voit octroyer une gimmick à la frontière du surnaturel s’appuyant sur une représentation occidentale stéréotypée d’une écolière japonaise. Couettes, lunettes et sourire à toutes épreuves, Sareee n’y trouve pas son compte et peine à se trouver, l’absence d’une grande partie du public en cette période n’aidant pas. La connexion peine à s’effectuer et son expérience à la WWE se résume au questionnement de Jean-Paul Sartre : jusqu’où un individu peut-il être libre dans un cadre qui le dépasse ? Sareee y répondra en mars 2023 en refusant de prolonger son contrat.
Sareee devient sa propre boussole et lance une véritable idéologie. Une croyance, une manière d’être, un propos.
Plutôt que de se compromettre et de se plier au format parfois rigide et régressif des scénaristes de la télévision américaine, Sareee quitte les États-Unis avec le besoin obsessionnel de reprendre son destin en main. Après deux années en quête de sens, elle se retrouve au carrefour de son existence. Son choix est alors limpide : retrouver ses racines. Le rappeur Booba disait « c’est bandant d’être indépendant » mais aussi « moi j’veux devenir ce que j’aurais dû être ». Elle le sera dorénavant. Une volonté de réappropriation de son identité, de son art et de ce qu’elle désire y incorporer.
Libérée des contraintes extérieures, Sareee souhaite régner en maître sur sa carrière et affirmer sa souveraineté. Convoitée par d’innombrables structures, elle va prendre son monde à contre-pied en choisissant de suivre les pas de sa mentore et de produire elle-même le show qui la verra fouler à nouveau un tapis de ring japonais. Pour la première fois, Sareee se présente sous sa forme la plus pure. Une mise à nue totale. C’est la naissance de Sareee-ISM.

Pour elle, Sareee-ISM n’est pas une promotion de catch et encore moins un simple show. C’est la quintessence de ce qu’elle est. Le néologisme, clin d’œil à Antonio Inoki, renvoi à un courant philosophique ou même à une approche religieuse. Le message est on ne peut plus explicite, jusqu’à son logo. Des points cardinaux, des valeurs repères et un cap clair. Sareee devient sa propre boussole et lance une véritable idéologie. Une croyance, une manière d’être, un propos. On y retrouve toujours cette idée d’authenticité, structurante dans sa personnalité. Après avoir exploré le monde, Sareee se lance dans l’exploration de l’intime en présentant le catch comme un espace d’expression corporelle, artistique et spirituelle, et sa carrière comme une œuvre. Les événements Sareee-ISM sont d’ailleurs chapitrés, marquant des étapes dans un récit global qu’elle maîtrise enfin.
Les premières pages de sa nouvelle histoire s’écrivent le 16 mai 2023 au Shinjuku FACE de Tokyo, enceinte qu’elle a choisi comme seul théâtre. Une renaissance. Et Sareee en est productrice, booker et promotrice. Un show de quatre combats en guise de déclaration d’intention. Il y a des événements de catch, et d’autres qui prennent une dimension supérieure. Celui-ci devient un véritable manifeste. Un acte de résistance. Contourner le système, mais surtout, en sortir vainqueure. Sareee nous introduit à sa vision du catch et se présente comme l’architecte de sa propre carrière. Repenser son monde, le réinventer, s’affranchir des codes et des chaines pour construire, bâtir et porter un message.
Pour son premier combat sous sa nouvelle bannière, Sareee a dorénavant la possibilité de sélectionner son adversaire. Son regard se porte rapidement sur celle qu’elle considère comme la meilleure de l’industrie actuelle, Chihiro Hashimoto. Entre elles, pas de storyline, simplement deux compétitrices. Le projet se dessine sous nos yeux. Rejeter les artifices narratifs et revenir à la base, l’essence même du catch : le ring. Ring dans lequel elle excelle chaque jour davantage. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ce premier combat, elle décide de le perdre, comprenant bien qu’une montagne à gravir est plus intéressant que la perspective de démarrer au sommet.
Choix de son adversaire, mais aussi choix de ses apparitions. celle que l’on surnomme la déesse du Soleil s’ouvre au monde du joshi et engage des partenariats avec de très nombreuses structures. Marigold, Sendai Girls, SEAdLINNNG, Fire Blast Wrestling, OZ Academy, Niigata Pro Wrestling, Marvelous ou encore Big Japan Pro Wrestling sont autant de compagnies ayant eu la chance de pouvoir promouvoir un combat de celle qui est devenue sans l’ombre d’un doute l’attraction principale du paysage japonais.
Cerise sur le gâteau et exemple ultime de sa volonté d’émancipation créative totale, Sareee étonne en signant jusqu’en 2026 avec une nouvelle promotion avant-gardiste, Sukeban. Fondée par plusieurs designers issus du monde de la mode en étroite collaboration avec Bull Nakano, Sukeban est une structure joshi basée aux USA qui fait office d’OVNI dans le milieu. Elle s’appuie sur une esthétique extrêmement léchée inspirée par l’imagerie des gangs d’adolescentes japonaises contestataires dans les années 60, rendue possible par le travail des plus grandes maquilleuses et stylistes de la planète. Un projet ambitieux, anticonformiste, féministe et progressiste qui bénéficie du rayonnement de sa nouvelle tête d’affiche pour se rendre visible. Cet objet artistique total touche un public nouveau et constitue une parenthèse dans la carrière de Sareee, celle-ci y jouant une version exacerbée d’elle-même. Elle y devient une à deux fois par an Sareee Bomb, la leader des Cherry Bomb Girls, un groupe de rebelles aux tendances anarchistes. Méconnaissable, elle y arpente un terrain de jeu aux possibilités narratives riches, lui permettant de sortir de sa zone de confort tout en restant fidèle à son message.

Depuis 2023, sept événements Sareee-ISM ont eu lieu. Chacun d’entre eux devenant une lettre d’amour au catch. Une ode à l’indépendance. A la sensation de liberté et de force qu’elle procure. Exister pleinement. Totalement. Sans compromis. En menant cette structure, Sareee s’oriente vers une définition plus collective de la liberté, proche de celle décrite par la philosophe américaine Hannah Arendt. Dans « La Condition de l’homme moderne » (1958), elle évoque l’idée que la liberté ne prend pas sa forme totale lorsqu’elle concerne une autonomie individuelle. Elle va plus loin que la simple absence de contraintes. Pour Arendt, la liberté absolue se vie dans la pluralité. Elle est liée à l’action politique, à la capacité des individus à faire groupe au sein de l’espace public. La liberté c’est alors la possibilité d’agir ensemble et de façonner un monde commun en adéquation avec nos valeurs.
C’est créer les conditions d’un monde partagé harmonieusement. Faire le lien. Sareee-ISM s’y attelle constamment en mettant autant en avant des légendes de la discipline que des potentielles futures stars. En rendant hommage au passé et à la tradition, Sareee trouve sa liberté dans le collectif et son sens dans la transmission. Transmettre la beauté du joshi et agir en tant que pont entre les générations.
Loin de l’egotrip, Sareee utilise son nom et son image pour créer une œuvre qui la transcende. Une projection partagée de ce que pourrait ou devrait être le catch. Une projection fidèle à ce qu’elle est. Son reflet dans le miroir. Dans un monde ou l’authenticité est souvent sacrifiée sur l’autel des conventions et de l’appât du gain, chaque coup porté par Sareee est une affirmation de sa vérité. Avant, peut-être, de repartir à la conquête de l’occident avec, cette fois-ci, le gouvernail de son embarcation entre ses mains.
Texte : Le Dernier Rang
Crédit photos : Kevyn Mullen (@kevmullen23)