Dans le milieu aussi flamboyant que normé du joshi, Saya Kamitani a érigé en art sa manière de se présenter au monde. Au fil d’un parcours atypique, la championne Stardom s’est démarquée par une esthétique captivante qui transcende le simple spectacle pour devenir acte politique. Connue pour son univers sombre et ses costumes aux détails infinis, elle a fait de son apparence un levier narratif à part entière. Une présentation singulière, à la théâtralité assumée, qu’elle utilise comme un outil d’affirmation individuelle, fruit d’une volonté d’interroger des dynamiques de pouvoir et de défier conventions, attentes genrées et autres normes sociétales dominantes du Japon contemporain.
Le catch est un art. Un spectacle total. Performance, narration et esthétique y sont indissociables. Rien n’est laissé au hasard. Tout porte un sens. Chaque geste. Chaque regard. Chaque accessoire, aussi. Si Saya Kamitani est parvenue à se frayer un chemin jusqu’au sommet de son monde, c’est parce qu’elle l’a compris. Peut-être mieux que personne.
Dès sa plus tendre enfance, la native de la préfecture de Kanagawa, au sud-ouest de Tokyo, est attirée par le monde du spectacle et se passionne pour la danse et nombreuses de ses déclinaisons. Rapidement, elle intègre l’EXPG Studio, une école japonaise à la réputation mondiale. Fascinée par la culture hip-hop, elle y apprend à s’exprimer par le biais du mouvement. Très tôt, elle voit en son corps le moyen idéal pour laisser parler sa créativité. Ses improvisations au rythme de la musique deviennent sa façon bien à elle de prendre la parole. Dotée d’une sensibilité artistique certaine, elle développe sa technique et atteint un niveau de maîtrise physique qui la voit grimper sur la plus haute marche des podiums de plusieurs compétitions junior. À 13 ans, elle remporte un championnat national qui la mène jusqu’au prestigieux World Hip Hop Dance Championship de Las Vegas. La marche est cette fois-ci trop haute et l’or lui échappe mais, après avoir touché de près le Graal, elle rentre au pays avec une médaille d’argent encourageante et une volonté farouche de poursuivre son aventure.
Ses ambitions grandissent mais ses rêves restent les mêmes. Saya Kamitani veut danser. Partout. Toujours. Dans un Japon obnubilé par la culture des idoles, elle enchaîne les castings pour intégrer un groupe. Elle devient danseuse de soutien pour Exile, un boys band composé de 13 artistes, avant d’être recrutée pour faire partie d’un projet naissant : Baito AKB. La troupe de près de 50 membres se produit en 2014 avant d’être dissoute en février 2015. Pendant ces quelques mois, Saya Kamitani côtoie les plateaux d’émissions musicales et peaufine sa présence scénique. Elle y développe une capacité unique à occuper l’espace et, sans le savoir, accumule une expérience inestimable qui lui servira des années plus tard, dans un tout autre domaine.

Car, comme des millions de jeunes filles, ses rêves d’intégrer le monde des idoles seront brisés par les rouages d’une industrie ultra-compétitive, cynique et structurée par des logiques de rentabilité extrême et donc d’exploitation. L’envers du décor est préoccupant et la réalité du modèle économique brutale. Adulées, objectivées et souvent hypersexualisées, les recrues, objets de tous les fantasmes, sont choisies jeunes. Très jeunes. Aux quatre coins du pays, il n’est pas rare de voir se produire des idoles âgées de 13 ou 15 ans. Mais le temps passe et Saya souffle sa dix-huitième bougie. Les échecs aux auditions se multiplient. Les portes se ferment de plus en plus sèchement à mesure qu’elle avance en âge. La jeune fille peine à accepter cet état de fait cruel et s’entête. Pour la sortir de cet engrenage, ses parents interviennent. Sans la concerter, ils l’inscrivent à un atelier de théâtre organisé par Ohta Production, une agence de talents Tokyoïte connue pour avoir fait éclore un nombre conséquent d’athlètes, acteur•ices et artistes.
Son destin est en marche puisqu’au même moment, Stardom lance Stardom Idols, un nouveau concept alternatif mêlant catch, chant et danse. Derrière l’idée, une certaine Tam Nakano. C’est elle qui, fin 2018, recrute sans hésiter Saya Kamitani pour son projet. Habituée aux projecteurs, Saya, enfin désirée, se forme consciencieusement à sa nouvelle discipline et découvre un univers pour lequel elle semble prédisposée. Athlète déjà confirmée, elle devient professionnelle en moins d’un an et rejoint les rangs de la structure principale en juillet 2019.
Mais la nouvelle catcheuse n’enterre pas tout de suite son passé de danseuse hip-hop et apprentie idole. C’est tout naturellement qu’elle l’emporte avec elle entre les cordes. Ses prestations sont rythmées, acrobatiques et empruntent notablement à ses différentes passions. Dès ses débuts, elle se distingue par sa gestion et appréhension de l’espace que constitue le ring. Placements, timing, précision, scénographie, maintien, prestance, Saya Kamitani possède déjà de nombreux atouts pour briller dans son nouvel environnement. Mainte fois laissée sur le côté, elle ressent le besoin de créer un lien avec la foule. Pour s’y faire, elle adopte une apparence angélique, lumineuse et candide, conforme aux attentes d’un public japonais fasciné par la figure de la femme-enfant, innocente et inspirante. Le succès est fulgurant. En plus de son talent, sa taille (1m70), sa silhouette élancée, son port de tête altier et son allure sculpturale font d’elle une figure singulière au sein de la compagnie. Elle y obtient le titre de débutante de l’année et rejoint rapidement Queen’s Quest, la faction la plus raffinée de la planète catch. L’association est aussi évidente que réussie. Consciente de l’importance des détails, Saya Kamitani orne ses costumes de dorures et autres motifs évoquant le mythe universel de l’oiseau de feu renaissant de ses cendres. Après une succession d’échecs, elle prend sa revanche et incarne la Golden Phoenix, célébrant avec panache une trajectoire unique marquée par sa persévérance et sa résilience face à l’adversité.

Aux côtés d’AZM, Hina, Momo Watanabe et Utami Hayashishita (avec laquelle elle remportera deux fois les titres par équipes sous le nom d’AphrOditE, inspiré de la déesse de la beauté, de l’amour, du plaisir et de la séduction dans la mythologie grecque), Saya Kamitani devient l’un des visages les plus identifiés de la promotion et collectionne les titres. Tous sauf le titre suprême. Pour l’atteindre, elle devra attendre 2024 et un heel turn retentissant, cimenté par son intervention dans le match pour le World of Stardom Championship à Sapporo Rendezvous. Confrontée à une pression immense pour prendre les rênes de Queen’s Quest suite au départ pour d’autres horizons d’Utami Hayashishita, Saya Kamitani s’effondre mentalement et décide de tout brûler. Au diable les attentes, elle rejoint H.A.T.E, faction née des cendres d’Oedo Tai, et laisse Queen’s Quest disparaître à son tour.
Avec sa nouvelle posture, Saya Kamitani prend littéralement position. Elle donne vie à une forme de révolte et envoie au feu l’image de la femme docile qu’elle a inconsciemment participé à véhiculer pendant tant d’années.
Ce moment marque un tournant dans son parcours. Un virage radical. Une rupture à la fois narrative et esthétique. Avec ce heel turn, Saya Kamitani ne change pas simplement d’alignement, elle renverse son identité publique. L’obscurité de la « Phenex Queen », sa nouvelle appellation, se substitue à l’éclat de la Golden Phoenix. Dorures et sourires éclatants laissent place à un style sombre, dominé par la couleur noire, et des matériaux bruts. Tenues en cuir, gants cloutés, ornements gothiques, chaînes métalliques, la réinvention visuelle est totale. La babyface adorée mais émotionnellement vulnérable choisit la rupture et devient une figure de puissance et de défi. Elle incarne ainsi une forme de nihilisme libérateur où la destruction de son ancien monde devient un acte d’affirmation de soi.
Autre look. Autre attitude. Autre message. Dans une société japonaise où des normes de conformité et de douceur sont fortement suggérées voire imposées à la gente féminine, Saya Kamitani renverse violemment la table. Le pays, bien qu’en léger progrès, demeure extraordinairement conservateur. L’idéal occidental de la femme émancipée et indépendante peine à trouver écho au sein d’un corps social aux schémas traditionnels profondément ancrés dans les mœurs. La place des hommes reste anormalement disproportionnée (en 2024, le Japon figure au 118ème rang du classement sur l’égalité des sexes selon les chiffres du Forum Économique Mondial) et la femme se voit cantonnée à des rôles stéréotypés, axés sur la beauté et la discrétion. Dans ses travaux, la sociologue Chizuko Ueno, figure principale de la pensée féministe japonaise, évoque les spécificités culturelles et historiques du pays pour tenter d’expliquer l’omniprésence des injonctions à ce qu’elle qualifie de « féminité acceptable ». Dans ce contexte, Saya Kamitani prend littéralement position. Avec sa nouvelle posture, elle donne vie à une forme de révolte et envoie au feu l’image de la femme docile qu’elle a inconsciemment participé à véhiculer pendant tant d’années.
La prise de conscience est simple : dans des sociétés modernes souvent contradictoires, l’apparence peut aussi bien être une forme d’aliénation que de pouvoir. Reflet de sa volonté de s’affranchir des conventions, la position subversive de Saya Kamitani devient un outil. Un outil politique. Elle ne cherche plus à plaire, à entrer dans le moule, à correspondre aux attentes. Elle cherche à dominer. À imposer sa présence. Une présence menaçante, chaotique, imparfaite, indomptable, autrefois réservée -ou automatiquement attribuée- à des gabarits plus intimidants comme Bull Nakano, Dump Matsumoto ou encore Aja Kong, heels car ne correspondant pas aux standards de beauté traditionnels. Saya Kamitani compense son absence de carrure par une présence outrancière devenue centrale dans sa nouvelle identité. Car c’est dans la théâtralité que prend vie sa proposition. Que se révèle pleinement son génie. Loin d’être gratuite, elle sert à appuyer un propos qu’elle veut le plus impactant possible. Inspirée par les performances du Kabuki, théâtre traditionnel japonais né au XVIIè siècle, Saya Kamitani voit le ring comme une réalité exagérée. Amplifiée. Un espace à la portée symbolique forte, transformé en lieu de confrontation des corps et des idées. Des corps qui résistent et réécrivent les récits imposés.

Lors de son affrontement final avec Tam Nakano à All-Star Grand Queendom 2025 (review disponible ici), elle marque les esprits lors de son entrée aux allures de manifeste. Chacun de ses pas est une déclaration. Sa silhouette drapée de noir, portée par une musique punk-rock, s’élance, tête haute, dans une marche insurrectionnelle. Un chef d’oeuvre de mise en scène, à la frontière entre pamphlet et performance artistique. Le boss de fin d’un jeu vidéo. L’antagoniste principal d’un anime. Face à sa mentor, dont les tenues violettes et les codes kawaii (japonais pour « mignon ») symbolisent une féminité plus conventionnelle, elle brandit un étendard où son nom est orthographié « SATAN ». Un acte de défiance dans un pays très largement dominé par des croyances bouddhistes et shintoïstes, où le concept de diable est étranger. Un geste transgressif qui rappelle les performances extrêmes de Marina Abramović, artiste serbe, reine de l’insubordination, célèbre pour s’être incisée une étoile communiste sur le ventre à la lame de rasoir. Utiliser l’art pour provoquer, questionner, dénoncer, faire parler, faire évoluer.
Saya Kamitani s’inscrit dans une longue lignée d’artistes cherchant à éclairer les contradictions de leur temps. Si son personnage est heel, sa démarche ne l’est pas. De par son nouveau statut, sa voix est dorénavant audible. La parole lui est donnée. Profitant des plateformes d’expression qui s’offrent à elle, elle se veut altruiste et se pense en porte-drapeau. En locomotive de toute une génération. Son discours sur l’avenir du catch féminin, où elle promet de rendre le joshi mainstream, est révélateur de son ambition. Pour elle et pour les autres. Dans un contexte où les sports féminins luttent encore pour obtenir la même reconnaissance et le même niveau de salaires que leurs homologues masculins, la Phenex Queen s’établie comme une ambassadrice idéale, utilisant son personnage ô combien efficace pour attirer les regards sur sa discipline. En avouant s’inspirer de figures comme Rhea Ripley, elle participe à une amorce de conversation transnationale sur la représentation des femmes dans les domaines artistiques ou sportifs. Son style, qui mêle des éléments japonais à des influences occidentales comme le hip-hop, le punk ou le gothique incarne une forme de cosmopolitisme qui défie les frontières culturelles. Elle montre ainsi que le joshi peut se muer en un espace de dialogue global, vitrine d’un Japon enfin enclin à s’ouvrir sur le monde.
S’il ne le devient pas, elle l’y forcera.
Texte : Le Dernier Rang
Crédit photos : Kevyn Mullen (@kevmullen23)