Représentations exacerbées de soi, personnages et alter ego, costumes flamboyants, catch et mouvement drag queen sont deux univers d’art performatif qui partagent de nombreux points communs. Le Dernier Rang s’est rendu à Paris pour assister à DragMania et échanger avec Jazze Parry, artiste et catcheuse, fondatrice de Drag Attack Wrestling et incarnation française du trait d’union entre le catch et ce véritable phénomène culturel mondial qui prône depuis plusieurs décennies la diversité des orientations sexuelles et identités de genre.
Lorsque l’on monte les escaliers en bois de La Bellevilloise, lieu emblématique de la culture parisienne, pour accéder à l’étage, on entre alors dans un espace singulier dans le milieu du catch français. Escaliers en colimaçon, parquet luisant, boule à facettes, larges fenêtres, le cadre est à l’image de la structure qu’il accueille : lumineux.
La Bellevilloise, c’est un symbole de résistance. Une forteresse culturelle. Son histoire, imprégnée des luttes ouvrières, reflète ses valeurs d’insoumission et son inlassable volonté de permettre aux classes populaires l’accès à la culture. Depuis sa réouverture en 2006, elle s’est établie comme un espace de réflexion et d’expérimentation avant-gardiste, donnant la part belle aux artistes émergents et aux propositions alternatives.
C’est donc naturellement que l’univers drag y a trouvé sa place. La grande Uta Valentine y siège en reine depuis plusieurs années dans le cadre de ses soirées KmV, Kiss my Valentine. Des événements multidisciplinaires qui transforment la revendication en art, célèbrent les identités plurielles et s’amusent à déconstruire avec audace et humour des normes sociétales datées.
« Le catch, c’est un drag d’hétéro »
Jazze Parry
Jazze Parry, entraînée à l’APC en région parisienne et catcheuse depuis 2021, y organise son premier show, Catch is Drag, en février 2025, avec l’idée d’importer en France un concept de queer wrestling déjà exploré par des structures anglo-saxonne comme le Fist Club, Choke Hole et A Matter Of Pride. Poser un autre regard et intégrer des notions d’inclusivité et de représentations de toutes les communautés LGBTQIA+ à une discipline structurellement machiste. « Les questions d’identités de genre sont traitées dans quasiment toutes les disciplines artistiques. Dans le catch, pas du tout. La Bellevilloise accueillait déjà des shows drags. Avec Uta valentine, reine phare et iconique de l’endroit, on avait la volonté de ne pas se faire concurrence. La compétition, ça aurait pu diviser nos chiffres d’affaires par deux mais, au final, on a pensé que les deux concepts étaient suffisamment différents pour que l’une ne nuise pas à l’autre. Finalement, on a même fini par collaborer et elle est devenue hôtesse du premier show Drag Attack. Ça s’est super bien passé donc on poursuit l’aventure. »
Si Uta ne connaissait pas le catch avant de rencontrer Jazze, elle évolue immédiatement comme un poisson dans l’eau dans un milieu qui partage de nombreuses similitudes avec le sien. Théâtralité, créativité, exagération des traits, expressions corporelles, performance, elle retrouve les mêmes bases, avec comme point commun principal l’importance cruciale de l’interaction avec le public. « Dans le catch tu crées un personnage, tu n’es pas toi, tu es une autre personne, tu t’appuies sur des artifices. Et c’est un peu la même chose dans le drag. Ça porte un sens. On utilise ça pour extérioriser, exprimer une part de sa personnalité, montrer son histoire à travers son drag. Le catch, c’est un drag d’hétéro. Mélanger les deux pour, en plus, rendre le catch plus safe et plus inclusif, c’est exactement ce qu’il faut. »
Et c’est par son public que Drag Attack se démarque indéniablement. Son audience ne ressemble à aucune autre. Personnalités drag, communauté LGBTQIA+, habitué·e·s de la Bellevilloise et grand nombre de curieux et curieuses s’y retrouvent en large majorité face à des amateurs·ices de la discipline qu’on peine à retrouver dans la foule. Un public qui vit le spectacle avec une candeur rafraîchissante, loin des expériences live d’une scène française de plus en plus normée. « Les gens n’ont pas les codes et, du coup, vivent les choses de manière beaucoup plus sincère. Ils vivent le truc comme il doit être vécu ». Un simple ref bump provoque la panique générale. Une intervention avec une arme non autorisée crée l’émoi et soulève des questionnements concernant le règlement et l’éthique. Des émotions brutes, réelles, spontanées, et un niveau d’implication et d’engagement aussi élevé que jouissif.
Un show hautement féministe, décomplexé et antipatriarcal qui ne se prive pas de s’inspirer de tendances issues des réseaux sociaux pour donner vie à son propos. Le concept de « Tanaland », pays imaginaire au drapeau rose bonbon où les hommes seraient interdits, laissant les femmes vivre entre elles sans avoir à subir d’agressions de toutes sortes, est non seulement un phénomène sur TikTok mais le devient également sur le ring, grâce à Agathe Aries, Ophélie et Evgenia Vulvisova. La foule se laisse aller à danser langoureusement sur le son subversif de Peachy Baby et l’ambiance festive, fédératrice et joyeuse, finit de convaincre les plus introverti·e·s. Jazze Parry agit ainsi comme une passerelle entre les mondes, et pour une grande majorité, comme une porte d’entrée vers un nouveau. Un monde que beaucoup auront du mal à quitter. Ou plaisir à retrouver.

Avec sa compagnie, Legendary Factory, pour le moment structurée en tant qu’association, Jazze n’a pas sollicité d’aides ou de subventions mais souhaite œuvrer pour conserver le sens d’un mouvement en péril face à une popularité grandissante et un accaparement identitaire par les sphère libérales. Une sous-culture, à l’origine revendicatrice, révolutionnaire, en lutte contre une société sexiste, homophobe et transphobe qui, de par sa démocratisation massive, se voit dépolitisée. « À l’époque, on pensait que les drag queens c’était juste des gens qui se déguisaient pour aller faire la fête en soirée. Déjà, on s’est amélioré par rapport à ça. Mais, à force, c’est de plus en plus capitaliste et on risque de perdre l’essence du truc. Le côté positif c’est la visibilité. La démocratisation du drag a permis d’atteindre un nouveau public. De manière générale, la communauté LGBT est un peu plus précaire. Toucher un public en dehors, c’est un public avec davantage de pouvoir d’achat. Ça permet de pouvoir prétendre à de meilleurs cachets, de mieux payer les talents, de tourner, d’améliorer la production, et éventuellement, à termes, de ne pouvoir faire plus que ça. Pour le moment j’ai un statut d’auto entrepreneur, je me facture la prestation ».
Conserver les valeurs d’une culture attaquée de toute part par le capitalisme n’est pas une tâche aisée et Jazze Parry ne s’y attelle pas sans outils. Elle amène avec elle son expérience des shows de bar drag queen et leurs codes favorisants la sécurité des personnes impliquées. Le show démarre avec une présentation vidéo visant à dicter les règles à respecter pour que la soirée soit réussie. Au-delà des traditionnels « ne faites pas ça chez vous, ce que vous allez voir est réalisé par des athlètes entrainé.e.s », on entre dans une sphère nouvelle avec la présence d’un message de prévention, interdisant de toucher les artistes. Les principes de consentement sont expliquées et les limites posées. « On veut éviter les mains baladeuses, les comportements déplacés. Les codes de bonnes conduite c’est quelque chose qui se fait beaucoup dans les shows drag. Ça n’existe pas dans le catch. Et vu qu’on mélange les deux, autant prendre le meilleur des deux. Ça fait sens de fou. »
Ces notions de sécurité et d’éducation sont inhérentes aux mouvements LGBT. Promouvoir la culture passe aussi par l’information et la sensibilisation. Pour rendre audible son message, Drag Attack met en place un stand de prévention tenu par des bénévoles de l’associations SOS Homophobie. Distribution de goodies et supports de communication, conseils en direct, écoute de la parole/intervention, le cadre est en place pour faire face en cas d’incident. « Le message principal du show c’est la lutte contre les discriminations LGBT. Je suis rentrée en contact avec SOS homophobie, c’est une démarche un peu étonnante mais ils étaient contents d’être invités dans de nouveaux lieux, on s’est mis d’accord pour mettre en place un stand. Le simple fait que l’association soit présente, c’est important. Mettre en avant cette lutte là sur mon show. Je le mets en avant aussi dans les coulisses. Je fais attention à qui je ramène sur le show, j’explique aux personnes présentes que si elles sont ici c’est parce qu’il y a un message derrière. Il faut qu’elles acceptent le message, qu’elles soient d’accord d’en devenir des vecteurs, et il faut aussi que leur comportement soit irréprochable. »

Une adhésion nécessaire à la cohérence de la proposition. En six mois d’existence, la structure a déjà su convaincre des catcheuses drag européennes (Visage, Lexi Kimbo), de nombreux grands noms du circuit francophone (Kuro, JGU, Ricky Sosa, Mecca, Skaar, Jacob Vadocq, Céline Faery, Griff, Anastasia Bardot, Suplex Republik, Idolatry) mais aussi des talents de renommées internationales (The Boy Diva, Rayne Leverkusen). Le vestiaire, composé d’actrices du milieu drag, de militantes LGBT, d’allié·e·s à la cause ou, à minima, ouvert·e·s à celle-ci, a conscience des enjeux. Une tonalité politique et sociétale assumée face à une industrie dont la vitrine mondiale, la WWE, dissimule de moins en moins ses accointances avec la droite ultra-conservatrice américaine. « On se bat justement pour inverser la tendance. La WWE, de par ses positions ou affiliations, rend le catch politique. Nous aussi. Le drag est politique. On est quand même entre personnes opprimées, on se sert les coudes un maximum. C’est un aspect que tu ne trouvais pas forcément dans le catch. Il y a un sentiment d’appartenance. On est soudées. On est politique. Notre existence est politique. On le sait et on va l’utiliser pour rendre le monde un peu meilleur. »
Cette dimension collective est renforcée par une solidarité en interne qui constitue l’un des piliers de la structure. « Je me maquille moi et j’aide les autres à se maquiller. On se maquille entre nous. On est toutes autodidactes en tout. T’as pas forcément le budget, ça participe à la convivialité. On s’entraide beaucoup. Au début, j’avais un personnage féminin mais je ne pouvais pas me considérer drag parce que mes maquillages n’étaient pas assez beau. »
Le catch français n’étant historiquement pas épargné par les agissements discriminatoires, les travaux sont colossaux malgré une amélioration que Jazze qualifie de notable sur les cinq dernières années. « Aux USA, j’ai bossé pour des promotions qui étaient progressistes. Mais des promotions 100% safe, pour moi, ça n’existe pas. Il y a des degrés. Et puis tu ne peux pas changer tout le monde. Maintenant le pouvoir que j’ai c’est de pouvoir mettre en avant les gens que je souhaite. Il y a des workers que je n’ai jamais booké et que je ne vais jamais booker. J’observe les bons et les mauvais comportements pour voir qui je peux éventuellement produire derrière ».
Une liberté totale que Jazze prend un malin plaisir à affirmer. Au grand dam de ses détracteurs et d’une partie du milieu. « Le projet est quand même plutôt bien accepté, mais il y a des propos désobligeants, sur les réseaux sociaux, et même dans le milieu. Pour l’instant, il n’y a jamais eu d’accrochages ou de menaces. Peut-être que si le projet grandit… ». Son identité plurielle, elle la porte en étendard. De ses racines algériennes et une main de Fatma qu’elle arbore fièrement sur sa poitrine, à son personnage drag, elle hurle sa singularité et ses existences multiples, non sans désinvolture. « Je suis algérien et français, je voulais mettre la main de fatma en avant. Représenter cette double culture, cette double identité. On me l’a déconseillé, parmi ma communauté et parmi la sphère LGBT. Mais elle fait partie de moi. C’est comme mon identité drag, je l’assume et je ne m’en cache pas. Catcher sans mon identité drag, je m’en pense capable mais je n’en ai pas l’envie. On m’a déjà proposé des bookings sans mon personnage drag. On m’a dit « je te veux sur mon show mais t’enlèves ta perruque, t’enlèves ton maquillage ». Ça, c’est refus catégorique. Si ce n’est pas de mon initiative je ne le ferais jamais. C’est comme si tu disais à une meuf « vas-y va te changer parce que ta robe est trop courte », elle va dire va te faire foutre, et heureusement, mais si c’est de son initiative à elle, aucun souci. »
Lorsque le rideau se referme et que les chaises s’empilent, on sort de La Bellevilloise revigoré, le sourire aux lèvres, avec l’impression d’avoir participé à quelque chose de grand. Bien plus qu’un spectacle. La journaliste et autrice Juliette Rousseau, dans son livre « Joie militante. Construire des luttes en prises avec leurs mondes », paru en 2021 aux Éditions du commun, parle de stimuler l’espoir en actionnant la joie. Agir ensemble, en n’oubliant pas de s’amuser. De célébrer. C’est l’angle d’approche qu’a choisi Drag Attack en proposant un moment de divertissement absolu qui s’apparente aussi bien à un cri de résistance que de jubilation. Un insatiable désir d’émancipation, partagé collectivement. L’appropriation totale d’un espace, transformé le temps d’une soirée en zone de lutte. Et de fête.
Entretien réalisé avec Jazze Parry
(Instagram : @jazzeparry & Twitter : @jazzeparry)
Texte : Le Dernier Rang
Crédit photo Une : Océane Ferreira
(Instagram : @oceshots & Twitter : @oceshots)
Crédit photos article : Océane Ferreira & Emmanuelle Bund