Dans le microcosme du catch, Jon Moxley fascine autant qu’il divise. En quête perpétuelle d’authenticité dans un univers pourtant factice, il affirme au fil de ses expérimentations sa volonté d’inscrire sa proposition artistique dans le réel. Un réel brutal, conséquence d’une enfance délaissée par un capitalisme féroce, qu’il souhaite retranscrire à sa manière. Pour lui, le catch se vit et se ressent jusque dans la chair. Jouant fréquemment avec une idée de limite toujours plus discutée, son œuvre interroge à la fois les notions d’interdit et d’excès, la liberté créative et le rôle social de l’art. À travers son approche, Jon Moxley questionne le rapport qu’entretient la discipline avec le corps et l’utilisation de la violence comme moyen d’expression dans une perspective de résistance.
Une inspiration profonde. À pleins poumons. C’est ainsi que le nouveau chapitre de la carrière de Jon Moxley débute, le 25 mai 2019. Caché derrière un masque à gaz durant ses dernières semaines à la WWE, il se présente à Double or Nothing comme un homme libre, déterminé à respirer un air à nouveau pur. En choisissant de fuir des mois d’absorptions toxiques et de miser sur une alternative, il ne change pas simplement d’employeur, il rejette un système qui l’étouffe. Rester porte un sens, partir également. Le pari est louable et le lieu -Las Vegas- s’y prête bien. Une soif de liberté illustrée par la diffusion sur les réseaux sociaux d’une courte vidéo reprenant l’imagerie des récits d’évasions de prison. Barreaux métalliques, mûrs de cellule griffés par l’impatience, sirènes qui retentissent, chiens de garde aux abois et fils barbelés qu’il empoigne sans hésiter pour mener à bien sa fuite vers un futur qu’il envisage plus sain. Une image quasi christique. Souffrir pour renaître. Très rapidement, le pari s’avère gagnant et ces images semblent d’un autre temps tant Moxley fait désormais corps avec la AEW. Six années plus tard, il en est devenu le pilier. Sa colonne vertébrale.
Né en 1985 dans la crasse des quartiers oubliés de Cincinnati, ville en déclin industriel de l’Ohio, l’adolescent Moxley, de son vrai nom Jonathan Good, collectionne les petits boulots, effectue bon nombre de tâches pénibles et, animé par un vif instinct de survie, goûte à l’illicite pour tenter de s’extraire de sa condition. Cadenas posé sur l’avenir, dans un contexte familial douloureux et un quotidien rythmé par la violence, il s’infiltre dans les interstices où la résistance s’organise face à l’injustice sociale générée par un capitalisme toujours plus mortifère. Un capitalisme qui exploite les corps et commence à broyer le sien.
Exprimer la souffrance là ou la parole s’arrête.
Son corps, il ne cessera jamais de vouloir se le réapproprier. Après avoir arrêté brutalement ses études, il décide de le mettre à mal. De le tester. De le pousser dans ses retranchements. De son plein gré, cette fois-ci. Il se lance dans le catch et commence son entraînement à 19 ans, évoluant dans différentes structures du Midwest avant de rejoindre la Combat Zone Wrestling en 2009. En participant au huitième Tournament of Death, tournoi parmi les plus physiquement exigeants de la scène indépendante américaine, il voit en la violence un exutoire. Un langage qu’il maîtrise. Une forme d’expression instinctive qui lui permet de se faire entendre. Aux côtés de figures marginalisées comme Nick Gage, Ruckus, B-Boy ou Homicide, il trouve un sens et reprend le contrôle de son destin en reprenant celui de son corps. Corps qui dépasse sa fonction d’outil et se mue progressivement en support. Un canevas idéal pour exprimer ses souffrances, ses failles et ses frustrations. Après des années d’errance, la CZW et son ultra-violence patentée constitue un environnement qui lui convient enfin. Un cadre dans lequel barbelés, néons et punaises sont autant vecteurs de chaos que d’émancipation. Exprimer la souffrance là ou la parole s’arrête. Dans la mise en scène de celle-ci, il hurle sa subversion, son existence, sa présence sur cette Terre et l’espace qu’il y occupe. Son doigt d’honneur à une société dans laquelle il s’épanouit à la marge.

Rapidement, il règne en maître dans ce décor et porte la ceinture de champion à deux reprises en 18 mois. Au-delà des accolades, Moxley impose un style et donne vie à un personnage révolté à la rage primale. Il est bien là, vivant, et ses paroles en forme de crachats venus du fond du gosier sont là pour le rappeler. Un agitateur, digne représentant d’un prolétariat insurgé et d’une contre-culture crue refusant l’embourgeoisement, aux antipodes de l’uniformisation voulue par le capitalisme pour parvenir à dompter les masses. Son énergie brute, imparfaite mais authentique, fait de lui une sensation en ligne. Ses promos viscérales font le tour de la toile. Cheveux en bataille, jeans troués, vestes en cuir, il multiplie les déclarations de guerre envoyées à une société face à laquelle il se dresse. Le sociologue britannique Stuart Hall, dans son ouvrage « Resistance Through Rituals » (1975), présente cette esthétique vestimentaire comme un acte de résistance symbolique face à l’ordre dominant. En la faisant centre de son personnage, Moxley incarne et offre une voix à cette résistance.
Mais le capitalisme néolibéral est pervers et les conditions d’existence qu’il crée rendent difficile son rejet total. Lorsque la sécurité financière frappe à la porte, Jon Moxley choisit de répondre. Il signe à la WWE en avril 2011 et poursuit son apprentissage à la FCW (ancêtre de NXT) avant de rejoindre le roster principal en novembre 2012 sous le nom de Dean Ambrose. La suite est dans les livres d’Histoire. Avec ses deux comparses, Seth Rollins et Roman Reigns, il forme le Shield, un groupe de mercenaires en quête de justice au sein d’une compagnie corrompue. Une réussite immédiate. Une direction artistique légendaire. Un clan iconique. Reigns en devient les muscles, Rollins le cerveau, et Ambrose, naturellement, la voix. S’il conserve sa gestuelle et son langage corporel ondulé reconnaissable entre mille, il est contraint d’abandonner son look de rebelle et le sens qu’il lui avait attribué. Le succès est total mais, au fil des années, le personnage de Dean Ambrose sombre dans la caricature en se limitant au comportement stéréotypé d’un marginal instable, un « Lunatic Fringe », marque déposée que la WWE souhaite marketer auprès de son public familial. Son message, aseptisé, perd en nuance, en sens et, par conséquent, en portée politique. Un assujettissement, central dans les rapports sociaux de classes, que le sociologie français Pierre Bourdieu qualifie de violence symbolique. Il la décrit comme un ensemble de normes de contrôle imposées par les dominants aux dominés au quotidien, permettant la prospérité et la reproduction d’un système les favorisant. Une récupération progressive et insidieuse par la machine d’un anti-héros autrefois frondeur qui aura raison de sa patience. Face à la dépossession de son identité et de son intégrité artistique, il décide de ne pas renouveler son contrat.
Exit la WWE. Exit Dean Ambrose. Jon Moxley renaît de ses cendres. Son refus d’être un simple rouage remplaçable au sein d’un système aliénant et son approche critique des structures oppressives du travail moderne font de lui une icône. Le visage d’une révolution que sa défection contribue grandement à alimenter. Karl Marx, dans son ouvrage « Salaires, prix et profits » (1865), insiste sur le fait que « ce que l’ouvrier vend ce n’est pas directement son travail, mais sa force de travail, dont il cède au capitaliste la disposition momentanée ». En récupérant sa force de travail et en la vendant à une structure elle aussi imparfaite mais proposant tout de même une démarche plus sincère et une liberté d’action plus conséquente, Moxley devient un symbole. Ce nouveau cadre, il ne tardera pas à profiter. Il embrasse volontiers son identité d’antan et prend plaisir à ressortir sa lame de rasoir tout en explorant un monde à nouveau accessible. De la New Japan Pro Wrestling à Bloodsport, Mox revit. Pendant la pandémie de COVID-19, il porte à bout de bras la AEW et gagne le respect de ses fans qui le voient développer un style hybride, à l’intersection entre le hardcore, le strong style et les arts martiaux mixtes.

Des fans compréhensif·ves lorsqu’il se retrouve à nouveau confronté à ses plus terribles démons. Désormais mari et père de famille, Jon Moxley fait le choix courageux de prendre une pause salutaire en novembre 2021 pour entrer en cure de désintoxication. Un combat soutenu par Tony Khan et salué par une grande partie de ses collègues. Un combat qu’il assume publiquement. Faisant écho à des mouvements progressistes mettant en avant l’importance de la santé mentale, Jon Moxley ne cache pas ses cicatrices. Ni à l’extérieur, ni à l’intérieur. La philosophe Judith Butler évoque dans « Precarious Life » (2004) l’idée que reconnaître sa vulnérabilité est un acte politique. Après avoir défié l’ordre établi à coups de chaises et de battes de baseball, Moxley s’attaque tout aussi frontalement aux normes de performance imposées aux hommes par les sociétés occidentales. Des injonctions à la solidité à toute épreuve qu’il envoie valser en parlant ouvertement de ses luttes internes, de son alcoolisme et de ses difficultés à s’en défaire.
À son retour, Mox est enfin libre. Réellement libre. Pour la première fois, il se met à nu et se présente tel qu’il est intimement. « This is me! », s’exclame-t-il, le 17 janvier 2022 au Daily’s Place de Jacksonville. Après être revenu de l’enfer, il compte désormais vivre. Pleinement. Dans sa forme la plus irrévérencieuse et absolue, il continue d’explorer les limites de son corps et celle d’un public toujours plus divisé par l’utilisation qu’il en fait. Ses multiples prestations teintées d’hémoglobine suscitent indignation et colère. Le sens de son travail est contesté. Les jugements de valeur fusent. Moxley n’en a que faire et sort délibérément ses performances du domaine de la représentation pour les inscrire dans celui de la pure présentation. La douleur n’est pas jouée mais vécue. L’incision n’est pas une image d’incision mais une incision réelle. La distance entre l’art et le réel n’est plus. Une approche qui reflète parfaitement la vision d’un homme, son tempérament et ses expériences individuelles. Comme chaque artiste, il utilise un support. La surface sur laquelle il travaille. La sienne, c’est le corps. Il le met en scène de manière brutale, le scarifie et le questionne. Sa volonté, c’est aussi de défendre l’idée qu’aucun support n’est plus noble qu’un autre. Que toutes les propositions artistiques sont légitimes. Une lutte contre une forme d’élitisme qui ne voit l’art que dans le beau ou l’agréable à l’œil.
Car oui, exhiber la violence, la cruauté ou l’agonie fait partie de l’histoire de l’art. Au XVIIe siècle, lorsque l’art majoritaire a pour principal intention de sublimer le réel, des artistes plus torturés comme l’italien Le Caravage cherchent à en montrer la souffrance, enchaînant les scandales et provoquant l’aversion de nombreux de ses contemporains. Des courants plus récents comme l’actionnisme viennois, basés sur l’exploration de la douleur et la performance, vont jusqu’à l’automutilation et les déformations corporelles en direct pour inviter la société à réfléchir sur son rapport à la violence, ses pulsions, ses fantasmes, ses réticences et ses peurs. À sa façon, Jon Moxley est le prolongement de ces courants. Il est à la fois auteur de l’œuvre, support et sujet. En incorporant la spectacularisation de la violence à sa narration, il sort de la fiction et expose son public au tangible. Ce postulat lui permet de dépeindre une réalité déchirante. Sa réalité. Poignante, choquante, marquante, elle provoque chez les spectateur·ices des sentiments multiples. Fascination, dégoût, plaisir, soulagement, rejet, terreur, pitié. Une expérience cathartique, amplificatrice d’émotions, qui laisse une trace profonde, créant un lien entre l’artiste et son public.
Depuis toujours, Jon Moxley cherche simplement à exister. À ressentir et à faire ressentir. Objet né dans la violence, il a fait de sa vie un champ de bataille qu’il transpose dans le ring. À la question « L’art peut-il tout montrer? », il apporte humblement sa réponse. Sa proposition artistique revendique la notion d’excès et le droit d’explorer les limites de la décence. De la morale. De l’acceptable. En défiant la bienpensance et les conventions, il invite à la réflexion sur l’exploitation des corps, le réalisme de l’art et les passions et affects auxquels il se trouve confronté. À la manière des luttes pour le droit des femmes à disposer de leur corps, Mox ne cesse de clamer son autonomie corporelle. Au sein de son art et en dehors. Un « My body, my choice » version catch, signe de l’insoumission inébranlable d’un enfant terrible face à un système qui n’aura finalement jamais réussi à le domestiquer.
Texte : Le Dernier Rang
Crédit Photos : AEW